Les émotions, c'est la bonne tension

Par Pierre Huault, 
le 19 septembre 2019
Temps de lecture estimé : 7 minutes

Les émotions pourraient apparaître à l'usage comme semblables en bien des points à une tension électrique. Creusons donc ici une analogie qui pourrait nous aider à voir un peu plus clair dans le plutôt flou : car penser à ce qui forme nos pensées, tenter d'y adjoindre une réflexion relève un peu du concept de "conflit d'intérêts" et de la boucle infinie. Voire infernale.

L'apparition de l'émotion s'apparenterait donc à la notion de tension électrique en ce qu'il s'agirait aussi d'un différentiel de potentiel, en l'occurrence de matière à penser, comme un pont suspendu entre deux rives de nos espaces de perception.

D'un côté, notre interface physico-chimique avec le monde, soit nos capteurs sensoriels en éveil réceptionnant des sollicitations et stimuli qui nous sont adressés. De l'autre, la bibliothèque interne de nos sentiments et sensations éprouvés, expériences cumulées, le tout classé, rangé dans les armoires de notre vécu, jusque parfois enfouis dans l'ombre de tiroirs à doubles fonds. Ce qui peuple cette immense et unique bibliothèque reste néanmoins à tout moment disponible et prêt, comme autant d'atomes, à entrer en réaction induite par un agent qui viendrait le titiller.

Ainsi, le fil des émotions court entre ces deux pôles et tout comme la tension électrique, on pourrait avancer que plus le potentiel différentiel est important, plus l'émotion est susceptible de se faire présente et sensible, jusqu'à être parfois vécue comme une sorte de "coup de jus". "J'ai été submergé(e) par l'émotion", entend-on parfois.

Suivant ce principe, il pourra sembler probable que des stimuli routiniers ne naîtront que des différences de potentiel de tension moins importantes et, de fait, des ondes harmoniques plus faibles et moins génératrices d'émotions. Cela est à l'évidence le cas lorsque la bibliothèque du vécu est peu ou prou sollicitée sur des tiroirs connus, étiquetés et reconnues pour avoir été touchés plus régulièrement, donc avec une différence de potentiel de tension moindre.

Dans d'autres circonstances, lorsque les récepteurs mécaniques transmettent un ensemble de données interprétables - car faisant appel à des références qui existent au sein de notre bibliothèque du vécu -, ils reçoivent en retour des instructions motrices permettant d'anticiper les conséquences prévisibles d'un événement interprété et en y opposant une procédure de sauvegarde.

Voyons un exemple. Si un revolver est tiré près de votre oreille sans que vous ayez pu voir le revolver, il y a de forte chance que d'une part votre appareil auditif en prenne un sacré coup, mais aussi que l'émotion qui en résulte soit d'une nature bien plus puissante que si vous aviez pu voir le revolver ne serait-ce que une seconde avant le tir.

Par un système d'aller-retour de flux entre les récepteurs mécaniques et les aires interprétatives de notre psychisme, la vision du doigt prêt à appuyer sur la détente du revolver aurait suscité une analyse complexe et ultrarapide des données au cœur de votre bibliothèque du vécu et permis de réaliser une pré-tension physique du tympan, permettant d'amortir considérablement les effets nocifs de la détonation sur la mécanique de votre oreille. Par ailleurs, les aires interprétatives de la situation auraient donc déjà en grande partie reconnu, qualifié et catalogué l'événement sur le point de survenir.

Ainsi, d'un potentiel différentiel de tension extrême dû à la survenue inattendue de l'événement, on passe à un différentiel bien moindre, de par le fait que l'événement à venir est, pour une part, "déjà arrivé", par anticipation et reconnaissance au sein de la bibliothèque du vécu. L'élastique est pour ainsi dire bien moins tendu : l'émotion liée à l'événement, si elle est toujours présente, est de nature bien différente, tant en force qu'en qualification.

Les émotions naissent d'un mouvement de données et de leurs transcriptions

La "motion" est l'action de mettre en mouvement. Le mot "émotion" vient du latin motio = mouvement, e = qui vient de. L'étymologie est on ne peut plus claire. L'émotion est bien une résultante mouvante, une perturbation d'un état préalable, provoquée par une excitation extérieure. Nous remettrons ici ce mouvement dans l'optique plus précise d'une amplitude, un peu comme une corde que l'on fait onduler en la secouant du bras. L'émotion ne voyage pas elle-même, puisqu'elle n'est pas présente intrinsèquement à l'heure et au point du stimulus.

L'émotion sera bien la résultante transmise et transcrite, au cœur de notre bibliothèque de vécu, des amplitudes de mouvement formalisant le transfert de données depuis nos capteurs physiques. Nous pourrions, en simplifiant quelque peu, imager ce concept avec l'idée du sismographe dont les ondulations viennent exprimer sur le papier millimétré l'amplitude des tensions accumulées puis relâchées de la croûte terrestre.

Tout comme nous avons du mal à prévoir ou contrôler les choses qui nous arrivent, donc notre exposition aux stimuli, nous sommes encore plus incapables de gérer la somme astronomique des données acquises, accumulées dans notre bibliothèque et susceptibles d'être sollicitées. Nous ne contrôlons donc aucun des deux côtés du pont. En revanche nous sommes très sensibles à la tension différentielle que les choses qui nous arrivent créent en empruntant ce pont. Cette tension est le flux permanent qui navigue entre nos récepteurs sensoriels et les aires interprétatives de notre cerveau, zones dédiées qui nous permettent d'accueillir la perception et, pour une part, d'en autoriser la verbalisation.

Cette tension permanente comporte toujours une onde porteuse, informative, que notre référentiel logique va interpréter et cataloguer au registre des outils pratiques et formels, outils qui, normatifs et socialement adaptés, permettent à chacun de tisser des liens de causes à effets et de maîtriser la résolution de problèmes. Cette onde porteuse informative est traitée de manière quasi automatique, s'appuyant sur le référentiel formel et rationalisé de nos apprentissages. L'information traitée vient abonder notre bibliothèque de données, tel un fichier venant en compléter un autre, en remplacer un totalement (c'est beaucoup plus rare, voire suspect) ou en créer un de toutes pièces.

Mais l'onde porteuse, si épaisse ou lourde soit-elle, n'est qu'une onde simple. Ce qui rend si riche et intense le flux traversant le pont de notre perception, c'est bien l'ensemble des ondes supplémentaires qui accompagnent l'onde informative. Telles les harmoniques complexes d'une onde sonore, elles se superposent à la porteuse et véhiculent la majorité absolue du potentiel de tension entre ce à quoi nous sommes exposés et ce que cet événement vient percuter de notre armoire du vécu. Ces ondes, empilées en couches superposées, entremêlées au-dessus de l'onde porteuse d'information, forment l'entrelacs des émotions propres à chacun, puisque naissant d'une bibliothèque du vécu forcément unique. L'essentiel de ce qui forme la puissance de notre humanité est niché ici.

Si les émotions semblent donc ne pas être contrôlables —quoique nombre d'injonctions sociales souvent le réclament— elles ne sont en aucun cas le résultat du hasard. Elles résultent spécifiquement d'un stimulus venant frapper une bibliothèque unique de vécu. L'émission d'un stimulus est donc incapable de faire naître deux émotions identiques chez deux êtres humains, par essence uniques.

L'émotion, par nature unique et infalsifiable

L'émotion que l'on tenterait de convoquer, puis d'affubler d'une fonction, par exemple d'une fonction divertissante, s'engage assez rapidement sur le chemin de la compromission. Toute formulation qui essaiera de rhabiller, maquiller ou même travestir un fond de réalité pour l'emmener sur un terrain qui n'est pas vraiment le sien sonnera faux. Individuellement, ici ou là, la manipulation en bernera quelques-uns, mais on ne dupe pas la masse de son public. Le plus grand dénominateur commun des auditoires, par ce que l'on nommera son intelligence collective, perçoit très fort et très profondément la langue de bois et les faux-semblants. C'est alors la quasi-totalité des propos de celui qui en use qui portera la marque du doute.

L'émotion vendue comme prémâchée au goût du divertissement n'est d'ailleurs jamais une émotion et ne sera jamais plus qu'un ersatz de divertissement. C'est une sucrerie, qui sur l'instant peut donner un coup de fouet, la sensation plaisante du lustre, mais qui très vite se transforme en malaise, en édulcorant insipide et finalement indigeste.

Le fond des consciences rejette les ersatz comme des corps étrangers aux émotions véritables et les requalifie au rang de simple information sur l'onde porteuse. Une information finalement peu reluisante, puisque se réduisant au fait que le message aura été frelaté, voire frauduleux. Une information qui se résumera à : "Là, on a essayé de m'endormir ou de m'avoir avec cette sucrerie, on ne m'y reprendra pas". En tout état de cause, cette information sera cataloguée comme telle au référentiel logique.

Peu de chance que de futurs flux en provenance du même émetteur soient reçus sans aucune "arrière-pensée". Peu de chance que les harmoniques émotionnelles de ces futurs flux soient aussi richement accueillies, quand bien même le nouveau flux serait totalement exempt de travestissement.

Plus loin, l'émotion n'est pas même censée être abordée. Elle doit juste être considérée comme l'inévitable toile de fond de tout échange, toute discussion, toute diffusion d'information. L'émotion ne se commande pas, ne se fabrique pas. Elle ne peut que naître, surgir et se proposer à celui qui voit en l'exposé de faits et gestes, de positions et de convictions, une matière qui fera profondément écho à quelque chose que la personne possède déjà en elle. Il est même probable que l'émotion surgissante fera d'autant plus impression que cette chose que la personne possède en elle est enfouie.

Le phénomène de surgissement ou de réapparition serait-il alors un amplificateur de l'émotion ressentie ?

Voilà bien l'objet de futures réflexions…

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